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détenteurs du bon gout
19 janvier 2011

Sauce américaine : des tarés, des tocards, des drogués, remuez et servez

etats_sauvages


Dans l’imaginaire pirate cher à Ina, il y a toujours une chasse au trésor, où un bateau rempli de méchants et/ou valeureux pirates se lance sur les traces d’un vieux coffre perdu au fin fond d’une île déserte dangereuse. Les petits flibustiers sont guidés par une vieille carte déchirée où le trésor est marqué par une énorme croix rouge. Le pirate découvre le trésor et, selon son degré de méchanceté, conserve ou non ledit magot. La recherche est laborieuse, rendant le trésor découvert encore plus beau.

C’est pareil en littérature. Faire des filiations et des recoupements au prix de minutieuses recherches permet de tomber sur des pépites magiques. C’est ainsi que votre cher Armand a trouvé Etats sauvages de Stephen Wright. Joie ! Orgasme !

Ce livre est paru en 1996 chez Gallimard (joyeux anniversaire en cette année de centenaire), pas de réédition en poche depuis (signe que les ventes ne devaient pas être exceptionnelles). Premier roman traduit en français pour cet auteur américain ayant fait un petit tour au Vietnam pendant que deux empires se déchiraient en coup de bluff sur fond de fin du monde atomique. Depuis, Stephen a vu deux de ses romans traduits : La polka des bâtards (toujours chez Gallimard) et l’excellent Méditations en vert (chez Gallmeister).

L’histoire est inracontable, mais essayons. Un couple invite un autre couple à dîner dans leur jardin chic. Blabla et moustiques toute la nuit, balade en voiture, cadavre, retour à la maison. Puis un des maris disparaît sans une explication à bord de sa jolie Ford Galaxie verte.
Dans une cave, un couple de toxicos se déchire en hallucinations. Le type en a marre, il veut se barrer. Problème : sa voiture, une jolie Ford Galaxie verte, a disparu.
Chapitre troisième, troisième contexte : un autostoppeur un peu ravagé, peut-être dangereux sociopathe, se fait prendre par un conducteur un peu ravagé, peut-être dangereux sociopathe. Apeuré, l’autostoppeur préfère descendre du véhicule, une Ford Galaxie verte.

Oui, il y a un fil rouge entre toutes ces histoires (huit au total), il y en a même plusieurs : la voiture, donc, mais aussi le décor, à savoir une Amérique à la dérive et sans espoir. Il n’y a là ni golden boy, ni héros triomphant, ni rêve américain. Il n’y a pas non plus de patriotisme exacerbé ni d’ennemis communs à combattre fanatiquement (le 11 septembre n’a pas encore existé). Non, il y a juste des tocards paumés, des fainéants pathétiques, des directeurs de motels abrutis, des acteurs ratés… C’est l’envers du décor, comme dirait l’autre. C’est également un roman baigné par la culture américaine « classique » : la route, la frontière, l’envie de liberté. Sauf que, contrairement aux contes de fées de nos amis de Disney, il n’y a pas de lumière au-delà du chemin de briques jaunes, on ne trouve que crasse, sang et espoirs déchus.

Il y a également un parallèle entre les sauvages thaïlandais et les sauvages d’Hollywood dans un chapitre monstre d’une centaine de pages où le bon vieux Stephen démonte la « culture dominante » imposée par l’Occident. Mais l’auteur ne tombe pas dans le piège car ses personnages américains perdus en pleine cambrousse thaïlandaise ne se font pas capturer et dépecer, au contraire, ils sont accueillis comme des princes dans un village dont le chef spirituel est un ami de Jack Nicholson. Il y a mille détails ironiques dans ce chapitre, les lister tous serait inutile. Mais il est question de respect et de massacre, et le titre du livre prend tout son sens (Going native en VO). Le sauvage est à la fois l’homme et le paysage, la pulsion et l’étranger, la vie et la mort (point trop de lyrisme quand même).

Et puis, dernier fil rouge, le plus flou, le plus intéressant, le plus réussi : ce personnage mystérieux qui navigue entre Chicago et la Californie, qui change de nom, le retrouve, le perd, le cache… Est-ce le même homme ? Quelle est sa véritable identité ? Est-ce le sauvage américain ? Combien sont-ils ? Tout cela demeure merveilleusement abstrait et voilà le lecteur lâché dans ses questionnements. Oui, enfin un livre où on ne prend pas le lecteur par la main pour l’emmener, sans dommage, dans un autre endroit rassurant. Non, le lecteur, lui aussi, fait la route, se perd, et réfléchit. Bonheur !

Il faudrait ressortir les critiques de l’époque pour rire un peu. Nulle doute qu’un abruti appartenant aux média bien-pensants et faussement intègres a sorti une phrase aussi plate que vide du genre : « d’une écriture souvent fine et toujours juste, Stephen Wright nous emporte dans un univers où les masques tombent et nous donne à voir l’Amérique côté face. Assurément l’un des tous meilleurs écrivains américains d’aujourd’hui, non loin de Don DeLillo et Philip Roth. » Moi je dis : what a fucking good novel !

nicholson
L'idole du village sauvage (et la mienne !)

Etats sauvages - Stephen Wright - Gallimard - 22 euros et des poussières

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