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détenteurs du bon gout
25 avril 2012

Le vide et la mort

Un peu en dehors de la ville, à la place des camionnettes blanches des prostituées noires, ils ont construit un endroit artificiel, sans la moindre cohérence avec ce qui l'entoure, des bâtiments tout neufs avec des néons bleus et des toits arrondis, et des escalators qui se mettent en branle quand quelqu'un monte dessus, mais ils grincent, ils font un bruit qui agace. L'endroit est un immense centre commercial, avec des magasins de vêtements partout et des restaurants à l'étage, avec des gens gros qui mangent leur steak 800 grammes énormes accompagnés de frites, servis par une jeune fille dans une tenue ridicule, et en face, il y a des gens maigres et musclés qui, même après 22 heures, continuent de suer en marchant sur des machines, le tout sous une écrasante odeur de transpiration, avec de la musique trop forte. Ces gens-là sont-ils heureux, après avoir traversé la ville pour être dans ce nouvel espace juste parce qu'il vient d'ouvrir et qu'il faut être là ? Pensent-ils à ça lorsqu'ils courent sur leur tapis roulant, quand ils avalent leur dessert, quand ils achètent leurs vêtements ? Le temps est suspendu et il y a un piano qui joue tout seul et il y a des bornes automatiques à l'entrée du cinéma. Ils viennent de créer un endroit où, pour attirer les gens, ils suppriment des personnes.

confluence

Et les magasins sont vides, des types fixent des planches en placo, mais elles ne sont pas droites et ils ne s'en rendent pas compte, et un magasin est nu, avec trois tables dans 100m² où sont exposés des téléphones portables et des écrans plats. Ce nouveau centre commercial est comme une fille mignonne mais conne. C'est beau, mais c'est vide.

bonnasse

Mais je ne suis pas seul à affronter ce monde qui n'est pas le mien, elle est là elle aussi à se demander ce qu'elle fait là, elle forcée d'arborer une tenue d'hôtesse de l'air strict, sans poche, forcée à sourire à des abrutis qui veulent voir des films en VF parce que lire des sous-titres c'est trop compliqué, des gens qui veulent manger du pop corn en regardant des voitures exploser sous une musique tonitruante, et qui laissent quelques grains rouler au fond de leur siège, sans se demander si, après la séance, il n'y aurait pas quelqu'un qui s'abaisserait à nettoyer leur merde.

Les toilettes sont des placard muraux, et même si on pisse en face d'un portrait de Jack Nicholson, il y a quelque chose de terriblement oppressant, il n'y aucune trace humaine car tout est neuf, pas de numéro de téléphone laissé sur la porte, rien, juste une odeur de plastique de meubles fraichement déballés. Les filles derrière leur caisse font des sourires mais elles rêvent toutes d'être ailleurs. Georges Romero avait raison : les centres commerciaux sont le refuge des zombies. Visionnaire.

zombie

Mais je ne suis pas venu là pour admirer la ligne de chemin de fer qui traverse la gare, ni les pelouses sur les toits des immeubles, ni cet improbable piano sans pianiste. Non, le but, c'était de voir un film grandiose accompagné d'une fille pleine de charme qui connait Tarkovski et qui a vu Mort à Venise (et rien que pour ça, elle mérite un grand respect).

Le film, c'est Twixt de Francis Ford Coppola. On parle là d'un type qui a réalisé quelques chef d'œuvres incontournables des années 70, au moment où le cinéma américain est le plus foisonnant et intelligent (à l'exception, c'est vrai, de Star Wars et des Dents de la mer, à l'exception en fait de tout Georges Lucas et Steven Spielberg). Conversations secrètes, Apocalypse Now, Le Parrain... On ne va pas faire la liste de toutes les contributions de Francis à l'art cinématographique, mais quand même, voir un nouveau Coppola, c'était comme voir un nouveau Kubrick dans le temps, c'est savoir que l'on a rendez-vous avec l'histoire.

Sauf que l'ami Francis s'est complètement perdu depuis un moment, entre faillite et films hasardeux (et là je pense très fort à Jack avec cet imposteur de Robin Williams), et le voilà en train d'essayer de se refaire une image dans le circuit indépendant et les films d'auteur.

Donc Twixt, avec Val Kilmer. Lui aussi n'a pas été très heureux dans ses choix de carrière, et le voir à l'écran avec vingt kilos de trop fait comme un petit pincement au cœur, avec sa tête d'acteur raté juste bon à tourner dans un épisode foireux des Contes de la crypte. Mais, pour le film, ça colle assez bien car son personnage, un écrivain sans talent et sans argent, est juste au bout du rouleau, au point d'être considéré comme un Stephen King au rabais.

val_kilmer

Hall Baltimore est donc un écrivain d'épouvante qui aime bien écrire des bouquins sur les sorcières, mais il n'arrive pas vraiment à vendre ses livres, il n'a donc pas d'argent, sa femme le harcèle pour rapporter un peu de quoi payer les factures, il est alcoolique et sa fille est morte. Bref, Hall ne respire pas tellement la joie de vivre, comme, finalement, tout écrivain maudit qui se respecte. Il arrive dans un petit patelin nommé Swann Valley, ville décrite en préambule par Tom Waits (et oui, il faut quand même admettre que le casting est pas mal), comme étant hantée et habitée par le diable, avec cette tour aux sept horloges donnant sept heures différentes. C'est une ville quasi morte, avec ses statues en bois couchées dans les rues et sa petite légende urbaine qui dit qu'il y a eu, quelques années plus tôt, un massacre d'enfants. En fait, on a tous les ingrédients du film de genre épouvante mystique, avec sorcières et enfants morts et évènements bizarres et écrivain à la dérive qui cherche l'inspiration pour son futur roman. C'est vrai que tous les clichés sont là, et Twilight et Vampire Diaries ne sont pas autre chose. Mais alors, comment Twixt parvient-il à être un grand film ? Parce que Coppola ? Oui, mais pas seulement.

Déjà, il y a une esthétique absolument merveilleuse, avec une lumière parfaite et un travail inspiré sur les contrastes noir/blanc/gris, avec quelques touches de couleur quand il faut montrer du sang ou des citrons coupés. Sans cesse, le bon Hall fait des va et viens avec ses rêves, et c'est justement dans ce basculement que le film prend toute sa singularité. Le traitement est différent d'un point de vue purement esthétique, et c'est juste beau.

Ce qu'on ne trouve pas forcément dans Twilight, c'est de l'humour, et Twixt en sue à chaque scène, faisant pénétrer le spectateur ébloui dans un univers proche de Twin Peaks, notamment lors de cette scène absolument grandiose (et je pèse mes mots), où Hall vient boire un verre dans un hôtel abandonné, où un type essaye de remonter une horloge et où une femme empoigne une guitare et chante, et le type applaudit en hurlant « l'horloge est réparée ! », avec l'œil fou et le sourire qui va avec. Non, ce n'est plus Twin Peaks, c'est Eraserhead, avec cette scène folle où le pauvre Henry va manger chez sa belle-famille, avec le père timbré qui le fixe sans cligner des yeux et qui sourit pendant que le poulet saigne.

eraserhead06

Et Hall qui n'arrive pas à écrire et qui boit son whisky pour pondre n'importe quoi (où l'on découvre des talents d'acteur insoupçonnés chez Val Kilmer). Et le shérif du patelin qui est juste taré comme il faut. Et encore et encore.

Mais Twixt n'est pas une comédie, c'est un film avec plein de gogoths et une fille vampire revenue de l'au-delà, à la peau toute blanche et à la robe toute blanche et aux dents toutes blanches et Edgar Allan Poe et son corbeau. Non, en fait, ça importe peu, parce que la principale force du film n'est pas tellement son histoire mais vraiment, son traitement visuel. Francis est un immense réalisateur, capable de nous filmer LE plan qui sort de l'ordinaire, et, encore une fois, quelle photo hallucinante ! J'imagine déjà la jaquette du DVD : « le film le plus beau depuis Eyes Wide Shut ! ». Ha, Stanley, tout cela me donne des frissons.

La lumière revient déjà et le film est terminé. Elle ne ressemble pas aux filles qui attendent au coin des rues et je lui fais remarquer, et on remonte la rue en évitant les flaques et les tramways et en regardant les étoiles et le nuage et... Et ça s'arrête là.

twixt

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